COP21. Carbone vert, carbone bleu, carbone poisson : Nouvel eldorado de la finance


Ou comment la biodiversité marine "contenue" dans d'immenses réserves océaniques peut être monnayée en « Fish Carbon » par les entreprises les plus polluantes (= compensation carbone)

« Il est dans l’intérêt des communautés, des gouvernements, des entreprises, des industries et des institutions financières d’accroître leurs investissements dans les Aires Marines Protégées (AMP) » WWF – juin 2015 [0] 

« Quand les poissons, les mers et les océans ne sont plus considérés comme des biens communs de l’humanité, un monde vivant participant à notre alimentation et notre bien-être mais des capitaux à privatiser en compensation de droits à polluer et d’émissions carbone, quand les ONG environnementalistes libérales, les grandes fondations, les banques et les multinationales œuvrent communément en ce sens, avec la participation d’États affaiblis, il est temps que nous, citoyens, affirmions notre attachement aux ressources communes de notre planète et à leurs gestions collectives, et que nous poussions nos élus à garantir leur accès libre et public. Ci-après, un article d’Alain Le Sann sur les ressorts de la financiarisation du « bleu » de notre planète. » L’Encre de Mer – Août 2015

Carbone vert, carbone bleu, carbone poisson : Nouvel eldorado de la finance.

Pour la fondation GRID, l’estimation minimale de la valeur carbone de la vie marine en haute mer dépasse 140 milliards $. Selon les auteurs du rapport « Fish Carbon », réalisé pour le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE), « le paiement des services du carbone poisson pourrait financer la gestion des Aires Marines Protégées ». Cela permettrait à la fois de protéger la biodiversité et de lutter contre le réchauffement climatique.

Dans le contexte de la préparation de la conférence de Paris sur le climat, de nombreuses fondations et ONG attirent l’attention, avec raison, sur le rôle joué par les océans dans le fonctionnement du climat, mais très souvent leur approche s’appuie sur une financiarisation des services écosystémiques rendus par les Océans. Au-delà de la gestion des ressources, cette approche écosystémique cherche à analyser le rôle et la valeur financière de ces services. Cette vision a bien sûr des conséquences sur l’avenir de la pêche.

Stop à la pêche professionnelle !.. De grandes réserves marines à vocation touristique...



National Geographic

« Nous croyons que dans presque tous les cas, vous pouvez toujours avoir la conservation marine et la protection marine, et encore permettre des activités de pêche récréative durable qui auront lieu », « il n'y a presque pas d'activité de pêche sportive dans la région parce que c’est un sacré périple, là-bas... » Leonardo DiCaprio, ambassadeur de l’ONU pour le climat... [0*]

Un environnementalisme de marché

Cette proposition du rapport « Fish Carbon » [1] illustre la manière dont l’environnementalisme de marché envisage le financement de la protection de la nature. Dans « Prédation, Nature, le nouvel eldorado de la finance » [2], Sandrine Feydel et Christophe Bonneuil analysent avec rigueur l’émergence de cette approche libérale dans le contexte de libéralisation globale de l’économie et le rôle joué par les divers acteurs pour faire avancer les idées de privatisation et de financiarisation de la nature. Ils montrent le rôle joué par les grandes banques, comme Goldman Sachs, qui furent à l’origine du désastre des subprimes. Cet environnementalisme de marché, qui s’affiche sans complexe comme la solution pour lutter contre le changement climatique avant la conférence de Paris, est également promu et soutenu par les organisations internationales comme la Banque Mondiale et le PNUE. Il a été validé au cours des Sommets de la Terre de Rio 92 à Rio +20 en 2012. C’est à l’occasion de ce dernier sommet que fut mis en place le Partenariat Mondial pour les Océans, un Consensus de Rio sur les Océans, à comparer au consensus de Washington sur la libéralisation de l’économie mondiale. Cette privatisation de la nature s’appuie sur des analyses théoriques, initiées notamment par un économiste de la Deutsche Bank, Pavan Sukhdev. Pour lui, « l’expérience montre que les objectifs environnementaux peuvent être atteints plus efficacement et à moindre coût avec des instruments basés sur le marché que par la seule réglementation » [3]. Ces marchés environnementaux ouvrent des perspectives réjouissantes pour les banques d’affaires qui s’engagent de plus en plus sur ces créneaux. Les marchés du carbone pourraient atteindre 2500 milliards $ en 2020. Il y a aussi de bonnes perspectives pour le marché de compensation pour la biodiversité. Ainsi, en France, le droit de bitumer la plaine de la Crau pour étendre le port de Fos peut se compenser par l’achat d’hectares de coussoul, à restaurer ou à protéger, pour défendre l’habitat de l’outarde ; il en coûte 39 000 € par ha. Sur les continents, comme sur les océans, il faut donc chasser les hommes et interdire les activités pour mieux valoriser des espaces et justifier la vente de crédits carbone ou de compensation : les arbres et les poissons ont plus de valeur que les humains. Pourtant, ces mécanismes de compensation ne garantissent pas une amélioration de l’état de l’environnement, au mieux une stabilisation, car cela donne un droit à émettre ou à détruire à condition de payer. [4]

« Océans, la voix des invisibles »

"Il était une fois une mer où les hommes pouvaient pêcher des poissons pour se nourrir… Et puis on découvrit que les fonds marins étaient en danger. On demanda aux petits pêcheurs de diminuer la pêche et de détruire leurs bateaux, partout dans le monde les ports ont commencé à se vider… Mais de gros bateaux ont alors remplacé les petits. De très gros bateaux qui appartenaient à des multinationales, financées par les états, les banques et les fonds de placement. En comptant l’aquaculture, c’était en 2015 presque 5 tonnes de poissons qui étaient pêchées chaque seconde. Des ONG préconisèrent de créer des réserves marines où on n’avait plus le droit de pêcher, mais on pouvait observer les poissons avec un masque et un tuba. Pour cela on venait en avion, on construisit des pistes d’atterrissage et des hôtels..." [0**]



Regardez ce petit film, de deux minutes, qui vous donnera un avant-goût du documentaire de Mathilde Jounot, qui entre en production. Il racontera l’histoire d’une journaliste qui doit faire un sujet sur la pêche durable, démarre sur la surpêche, creuse… et réalise qu’elle se met le doigt dans l’œil.

Elle finit par découvrir le rôle que jouent des banques, des multinationales, qui financent des ONG et manipulent l’opinion pour en fin de compte privatiser la mer. Que ces mêmes fonds de placement s’approprient des réserves pour profiter des actions carbone qui risquent d’arriver, peut-être dès la Cop 21. Sous couvert environnemental. « Ce n’est pas toujours l’idée mise en avant la bonne. Il faut toujours se demander à qui profite le crime. » [0***]

La nature : non des ressources, mais un capital.

Cette financiarisation des forêts, des mangroves, des océans et des poissons ouvre la voie à une croissance verte ou bleue. Pour l’UICN, « la conservation de la diversité biologique devrait être vue comme une forme de développement économique », par la mise en marché des biens et services de la nature, chasse, écotourisme, conversion de dettes, paiement de services environnementaux divers. Dans ce contexte, le poisson n’est plus perçu d’abord comme une ressource alimentaire mais comme un actif naturel générant des flux financiers et des services environnementaux. Le poisson représente la possibilité de développer de l’écotourisme autour de la plongée, une capacité de stockage et de transfert de carbone qu’on estime pouvoir évaluer financièrement. Le poisson peut donc être protégé pour sa valeur carbone et il faut intégrer le coût de la perte de capacité de stockage dans une éventuelle activité de pêche. Cette perte doit être compensée et financée, ces financements permettent de payer les coûts de la protection. Les ONGE libérales comme le WWF, The Nature Conservancy (TNC), Conservation International (CI) et les fondations qui les soutiennent, voient là une source intéressante de financement qui les amène à se rapprocher des banques et des entreprises multinationales.

La surpopulation menace la biodiversité ?



L'humain dans la biodiversité, conférence au Cirad de Gilles Boeuf, président du Muséum national d'histoire naturelle et conseiller scientifique pour l'environnement, la biodiversité et le climat au cabinet de Ségolène Royal (Ministre de l'écologie). Gilles Boeuf est aussi cosignataire du texte : "Nature, le nouvel Eldorado de la finance" : Peut-on dépasser les idées reçues ?


Les ONGE, conseillers en investissements des multinationales.

Les ONGE sont souvent gestionnaires d’aires protégées et d’AMP pour le compte d’Etats du Sud appauvris et affaiblis, comme à Madagascar ou dans le Triangle de Corail. Elles sont donc en situation de monnayer les services environnementaux en vendant par exemple des crédits carbone en compensation. Les grandes banques d’affaires, comme Goldman Sachs ou le Crédit Suisse, n’ont pas tardé à comprendre que ces activités de conservation pouvaient générer de confortables rentes. Certains justifient même la spéculation sur ces actifs, comme EKO Asset Management Partners, pour qui « Spéculer n’est pas nécessairement une mauvaise chose…Parce que des gens espèrent gagner de l’argent en vendant des crédits carbone à l’avenir ». On comprend mieux pourquoi EKO investit dans la protection des zones côtières en Amérique Latine avec l’appui de la fondation Bloomberg et des ONGE Oceana et Rare. The Nature Conservancy (TNC) est dirigée par Mark Tercek, un ancien dirigeant de la banque Goldman Sachs, il y a créé un fond Naturevest [5], soutenu par la banque JP Morgan Chase, parce que, pour lui, TNC est une banque d’investissement dont le client est la nature elle-même. Maria Damanaki, ancienne commissaire européenne à la pêche, est en charge des programmes Océans de TNC, nul doute qu’elle va intégrer les océans dans les projets de Naturevest ; la Commission européenne est un des lieux où se prépare le terrain pour cette financiarisation de la nature. L’objectif pour Naturevest est de mobiliser 1 milliard $, essentiellement auprès d’investisseurs privés qui attendent un retour sur leur investissement. Le WWF n’est pas en reste et entretient des relations privilégiées avec le Crédit Suisse. Pour eux, l’ampleur des financements en jeu, change la nature du rôle des ONGE qui, de gestionnaires de projets de conservation, deviennent « des conseillers en investissements professionnels qui structurent et placent de tels projets comportant des mécanismes de génération de flux et de cash » [6]. Ceci explique et justifie le renforcement des liens entre les ONGE et les multinationales dont les dirigeants se retrouvent souvent dans les instances dirigeantes de ces ONGE. Ainsi, la présidente du WWF est l’ex-ministre de l’environnement de l’Equateur, elle est également membre du directoire de Coca-Cola et du cimentier suisse Holcim. Il n’est pas étonnant qu’elle défende cette « Titrisation de la Nature » qui « implique de conférer aux entreprises l’obligation de gérer et de conserver le capital naturel en échange du droit à tirer profit de la vente des services qui en découlent ». Cette évolution de la conservation n’est pas de la fiction puisque Danone a investi 23 millions $ dans la protection de 6000 ha de mangroves dans les Sundarbans en Inde. L’entreprise dispose ainsi de 6 à 11 milliards de tonnes de crédits carbone par an, qu’elle peut utiliser pour compenser ses propres émissions ou vendre sur le marché du carbone.

Comme les océans représentent 70% de la surface de la planète et jouent un rôle majeur dans le climat, on comprend tout l’intérêt de fondations et ONGE libérales à déclarer le maximum de zones interdites à la pêche, y compris en mobilisant l’attention autour de la conférence de Paris. Le carbone bleu a de l’avenir. Parmi les poissons, il y a de gros requins.

Alain Le Sann. Collectif Pêche & Développement, juillet 2015
[1] Steven J Lutz, Angela H Martin. Fish Carbon, exploring marine vertebrate carbon services, GRID Arendal, Blue Climate Solutions, janvier 2015, 36 p.
[2] Sandrine Feydel, Christophe Bonneuil. Prédation, Nature, le nouvel eldorado de la finance, La Découverte, 2015, 200 p.
[3] Cité par S Feydel et C Bonneuil. Les citations sont issues de Prédation qui précise la source.
[4] J. Gadrey et A Lalucq. Faut-il donner un prix à la nature ? Les Petits matins, 2015, 120 p.

Pour aller plus loin...

Débat Arte sur la financiarisation de la nature

Le réchauffement, ça rapporte ?

La COP21, la Conférence de Paris sur le climat débute le 30 novembre. Qu'en attendre ?

Sera-t-elle décevante comme les précédents sommets et réunions internationales consacrés à ce brûlant sujet ? La politique, les états et les citoyens semblent incapables d'affronter les dangers liés au réchauffement. Alors une idée simple est venue aux financiers et aux banquiers : donner un prix à la nature et transformer la crise écologique en marché économique.

Anne- Catherine Traoré-Husson, directrice générale de Novethic, média expert de l'économie responsable, défend les produits d'investissement éthiques quand Sandrine Feydel, auteure d'un film et d'un livre co-écrit avec Christophe Bonneuil parle, elle, d'une "Prédation de la nature, nouvel Eldorado de la finance". Que faire sans s’échauffer ?

Réalisation : Jean Bernard Andro – ARTE GEIE / Zadig – France 2015


Le réchauffement, ça rapporte ?La COP21, la Conférence de Paris sur le climat débute le 30 novembre. Qu'en attendre...
Posté par Regard sur la Pêche et Aquaculture sur mardi 27 octobre 2015

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