Forêts et Océans : quand des ONGE prennent le pouvoir


Océan Mondial de Chuck Clark, architect

En 2005, l’écologiste Alain Lipietz soulignait, dans la revue Mouvements, « le danger que courent les grandes Organisations Non Gouvernementales (BINGO) [1]  de se comporter en substitut d’un Etat international en charge de l’environnement, se plaçant au-dessus de la société « comme un corps étranger », et occupant, presque à leur insu, le rôle que la puissance dominante mondiale (Les Etats-Unis) aurait voulu faire jouer à un tel Etat ». [2]

Guerre des forêts, guerre des océans

Peu de temps auparavant, une universitaire, Marie-Claude Smouts, analysait cette prise de pouvoir des ONGE sur la gestion des forêts tropicales [3], dans le cadre de la constitution d’une « écopolitique mondiale ». Il y a de nombreuses similitudes entre les forêts, tropicales en particulier, et les océans, comme nous l’avons montré dans un précédent article [4]. Ce qui se produit à l’échelle internationale se développe aussi à l’échelle nationale dans la pêche, par exemple, lorsqu’une dirigeante d’une ONG environnementaliste (Environment Defense Fund), Jane Lubchenco, devient directrice de l’agence américaine en charge de la pêche, la NOAA. L’analyse par Marie-Claude Smouts des débats liés à la déforestation et des réponses apportées, permet de mieux comprendre ce qui se passe aujourd’hui dans le domaine de la gestion des océans et des ressources halieutiques.

Ces points de vue peuvent être renforcés par des analyses historiques comme celle d’Edward Thompson sur « la guerre des forêts » et les luttes sociales dans l’Angleterre du 18ème siècle [5]. En 1723, le Parlement anglais adopta une loi implacable, le « Black Act », qui condamnait à mort le braconnage, considéré comme une atteinte à la propriété. Cette loi répondait aux actions menées par des braconniers contre les parcs forestiers réservés aux cerfs pour permettre les chasses royales. Elle fut en application durant trois ans : « dans les faits, tout était subordonné à l’économie du cervidé », et la défense des cerfs servait en réalité à masquer les intérêts de ceux qui vivaient de cette économie, plus que ceux du roi lui-même. Parmi ceux-ci figurait toute une bureaucratie de gardes-chasse qui formait une caste au sein de la forêt. Au-dessus de cette caste, les élites nobiliaires considéraient l’espace forestier comme « un espace de distraction champêtre » et multipliaient les espaces réservés au mépris des usages communautaires.

On ne peut manquer d’être frappé de la similitude avec le développement actuel en mer d’espaces et d’espèces réservées, interdits aux usagers traditionnels. Au nom de la protection du saumon, les pêcheurs professionnels sont priés de disparaître pour que ce poisson soit réservé aux pêcheurs amateurs. Derrière la bataille actuelle pour le partage de la ressource du bar, où les pêcheurs côtiers défendent leurs intérêts, on voit aussi poindre, en Grande-Bretagne, la force d’un lobby de la pêche récréative, très puissant, qui voudrait bien éliminer toute pêche professionnelle, comme en Irlande. Ailleurs ce sont des espaces qui sont réservés à la protection d’une espèce (phoque, baleine, crocodile, tortue, etc) et servent souvent de base au développement d’un écotourisme. Si la loi ne condamne pas à mort les braconniers, il arrive fréquemment, dans des pays du Sud, que des pêcheurs fautifs soient assassinés par des gardes. Ainsi, une femme pêcheur en Inde déclare : « Maintenant, c’est une question de survie. Nous travaillons n’importe quand et n’importe où afin de gagner un peu d’argent. Récemment un pêcheur de notre village a été blessé à mort par les gardes forestiers. Jusqu’ici cette affaire n’est toujours pas jugée. A ce régime-là, on n’aura bientôt plus le droit de mettre les pieds dans la mer. Qu’est-ce-que des pauvres gens comme nous peuvent faire ? ».[6]

Derrière la protection de l’environnement se jouent aussi des luttes sociales et Edward Thompson recommande aux dominés de défendre leurs droits par le droit. Karl Marx rappelait lui-même que « certains objets de la propriété ne peuvent, par leur nature, prendre en aucun cas le caractère de propriété privée prédéterminée et relèvent…du droit d’occupation » [7].  Comme les paysans du 18ème siècle en Angleterre, les pêcheurs doivent aujourd’hui se battre pour la reconnaissance de leurs droits coutumiers collectifs dans un système juridique complexe où s’enchevêtrent divers types de droits personnels, publics et collectifs, en opposition avec l’imposition d’un système juridique fondé sur l’individualisme. Il ne faut cependant pas oublier que ces droits coutumiers ne sont pas toujours égalitaires. Ils sont le résultat de rapports de forces entre des groupes d’usagers et le rôle de l’Etat est de garantir l’égalité des droits et de veiller au respect de la démocratie. La complexité du respect de ces droits coutumiers dans le système juridique actuel est accentuée par l’émergence d’un droit environnemental de plus en plus contraignant qui fait souvent fi de ces droits. La FAO a abordé cette question des droits fonciers des pêcheurs artisans dans une publication récente [8].  Ces approches sont importantes face au mouvement de sacralisation de la nature qui s’inscrit dans « une longue histoire d’écologie coloniale ou d’impérialisme vert » [9], portée aujourd’hui par des fondations et ONGE libérales.

Les BINGOs et l’écopolitique mondiale des océans

Les pêcheurs doivent désormais faire face à de nouveaux acteurs très puissants qui utilisent les outils du droit et du marché pour imposer leur loi.  Ces ONGE ne se contentent pas d’un rôle d’alerte sur des problèmes réels, elles deviennent des acteurs politiques au plus haut niveau et des opérateurs majeurs appuyés par des financements privés et aussi publics. Marie-Claude Smouts a analysé la manière dont les ONG « imposent les thèmes et le choix des objets « scientifiques ». Comme elles sont nombreuses, diverses et monomaniaques, elles ont chacune leur objectif prioritaire », en ce qui concerne les politiques forestières. Elle montre comment se constitue « un réseau de professionnels ayant une expertise et une compétence reconnues dans un domaine précis qui peuvent faire valoir leur autorité ». Ces réseaux sont transnationaux. Plusieurs réseaux peuvent coexister, et c’est le cas pour les océans, mais les ONGE tendent à déposséder les scientifiques du discours public, car elles disposent de moyens de communication redoutables, évacuant les doutes, les nuances, les interrogations du discours scientifique. Elles n’hésitent pas à décrédibiliser les scientifiques qui n’adhèrent pas à leurs croyances. Ainsi elles continuent à proclamer la disparition du poisson en 2048, voire avant, alors même que les auteurs de cette projection ont nuancé, voire remis en cause, ce point de vue.

Pour cela, les ONGE s’appuient également sur des techniques de communication très au point. Il s’agit pour elles de convaincre le grand public que l’avenir des forêts ou des océans est entre ses mains et « passe par le respect des critères définis par eux. La demande pour les produits certifiés est fabriquée selon les meilleures techniques de marketing » [10]. La certification a en effet tendance à remplacer les appels au boycott, elle a été particulièrement promue par le WWF, d’abord pour les forêts avec le Forest Stewarship Council, (FSC), puis, pour la pêche, le Marine Stewarship Council, (MSC), élaboré avec l’appui d’Unilever. Depuis, le MSC a reçu l’appui de puissants groupes de distribution comme Walmart ou de multinationales de la pêche comme Nissui, ce qui lui permet de s’imposer comme unique label de garantie d’une pêche durable. Pour M.-C. Smouts, les ONG ont la « capacité à faire passer leurs propres critères pour des critères universels en discréditant tout ce qui ne venait pas d’elles ». Il est vrai cependant que, s’agissant du label MSC, il y a de profonds désaccords entre le WWF et d’autres ONGE comme Greenpeace. Mais, le MSC tend à devenir la référence majeure de la durabilité et sert à faire pression sur la grande distribution qui en fait un critère d’accès à ses rayons. En réalité, la certification appliquée aux produits forestiers ou halieutiques ne tient pas compte de la variabilité de la productivité naturelle, ni de la complexité des chaînes trophiques et des écosystèmes. Elle ne tient pas compte non plus de la complexité des compromis sociaux entre des acteurs multiples aux pratiques et attentes contradictoires. Ainsi, des pêcheurs traditionnels de langouste au Brésil, aux pratiques très durables, n’ont pu obtenir la certification car le stock est partagé avec d’autres pêcheurs aux pratiques incontrôlées. Par ailleurs, pour M C Smouts, « la certification ne crée pas les conditions d’un aménagement forestier durable, elle vient a posteriori pour récompenser ceux qui ont voulu, ou pu, faire l’effort », et elle ajoute : « elle favorise une éthique de discussion entre tous, sauf ceux que les hasards de la vie obligent à vivre en permanence dans la forêt dense humide. Leurs droits sont invoqués…mais on parle à leur place »...

Un petit bateau pour vendre un produit de pêche industrielle

Pour les océans, il n’y a pas la même unanimité entre les BINGOs. Il y a une forte concurrence pour occuper le terrain médiatique et attirer les financements du public, des grandes fondations et des Etats. Au sein même du WWF, le MSC suscite de curieuses réactions. Ainsi de nombreuses pêcheries chalutières de grands fonds sont certifiées MSC. En Europe, le WWF est en pointe pour dénoncer cette pêche de grands fonds, mais certaines sont déjà certifiées et d’autres pourraient l’être. Cela n’empêche pas le WWF de recevoir des centaines de milliers de dollars pour assurer la promotion du MSC. Cependant la certification n’est pas le seul outil de prise de pouvoir des ONGE.

Les ONGE se substituent aux Etats.

Plus encore que pour les forêts, les ONGE disposent d’autres moyens que la certification pour contrôler la pêche et mettre les pêcheurs sous leur tutelle. La certification concerne essentiellement les pêches industrielles, surtout dans les pays du Nord, même si le MSC fait des efforts pour s’adapter et certifier quelques pêches artisanales du Sud. Il en est de même pour le label FSC qui concerne surtout des forêts des pays du Nord. Pour les océans et la pêche, les BINGOs ont tendance à se substituer purement et simplement aux Etats, avec l’aval de ces derniers qui n’hésitent pas à les financer pour mener des programmes de grande ampleur, relevant normalement du rôle des Etats. En 2005, Alain Lipietz notait déjà que la montée en puissance du débat sur l’environnement s’accompagnait d’un effondrement des fonds publics dédiés à la conservation de l’environnement. « Entre 1990 et 2000, on assiste à une baisse de 50% des fonds publics pour la conservation de l’environnement… Par une ruse de la raison, les grandes ONG vont prendre le relais d’une aide publique au développement déclinante, selon une tendance d’ailleurs très générale à la privatisation de l’intérêt public… On peut donc dire, au moins en ce qui concerne l’Amérique Latine, que les investissements en conservation de l’environnement des trois grandes ONG environnementalistes mondiales ("les big NGOs" ou BINGO) remplacent purement et simplement les budgets nationaux totalement défaillants et l’aide publique au développement international déclinante ». Après avoir indiqué que cette montée en puissance des ONG présente des aspects positifs, il attire aussi l’attention sur les contradictions et les risques. Alain Lipietz poursuit : « Devenus embryons d’un État transnational environnemental inexistant pour le moment, ces ONG n’ont de compte à rendre qu’à elles-mêmes, et, comme tout appareil d’État, elles peuvent s’autonomiser par rapport à la société qu’elles s’étaient chargées de défendre. On retrouve, ici, la prophétie de Engels, à propos de l’État :"De serviteur de cette société, il en devient le maître". Cet outil devenu indépendant de la société, tend beaucoup plus facilement à servir les intérêts des dominants que ceux des dominés ».

Cette analyse se vérifie largement quand on examine les liens que ces ONG entretiennent avec les grandes entreprises multinationales, le rôle qu’elles jouent dans l’élaboration et la mise en œuvre de programmes comme le Partenariat Mondial pour les Océans. Elles sont devenues de très influents lieux de pouvoir qui attirent les hommes d’affaires, les banquiers et les plus hauts dirigeants politiques. Maria Damanaki, ancienne commissaire européenne à la pêche est devenue la responsable des programmes « océans » de la puissante ONG The Nature Conservancy (TNC). Elle y promeut la financiarisation de la conservation des océans avec l’appui de grandes banques d’affaire. Les financements dont elles disposent les placent à égalité ou au-delà des moyens mis en œuvre par les Etats. Elles négocient directement avec des Etats, s’appuyant souvent sur de micro-états, ou des Etats pauvres, fortement dépendants de leurs financements. En Afrique de l’Ouest, le WWF a reçu de l’UE et du PNUD 10,5 millions€ pour améliorer la gouvernance des pêches, sur quatre ans. Par comparaison, le Sénégal a reçu de l’UE, 15 millions € sur 5 ans en paiement des droits de pêche. Le programme du WWF s’est arrêté en décembre 2014, un an et demi après son lancement, le bureau de Dakar a été fermé. Il y a des soupçons de corruption et de détournements massifs de fonds. En Europe, le WWF a reçu des fonds considérables de l’UE pour mettre en œuvre la nouvelle PCP, au même titre que de grands organismes de recherche. Le WWF pilote ainsi le programme PISCES pour gérer la mer Celtique, avec un budget de 4 millions€ sur 4 ans. EDF, le Fond de Défense de l’Environnement, est devenu un acteur important dans les organisations comme les Comités Consultatifs Régionaux, ainsi que Pew, puissante fondation américaine qui se pare du titre d’ONG. Avec le WWF, le Fond de Défense de l’Environnement finance des rencontres entre pêcheurs britanniques et normands pour améliorer la gestion de la coquille St Jacques. L’objectif initial est louable, mais quelle est la légitimité de ces ONG pour contrôler le processus par l’argent dont elles disposent ? Pourquoi, les Etats ne soutiennent-ils pas directement les efforts des pêcheurs qui mènent depuis des décennies des efforts de gestion ? Au Brésil, deux ONG, Rare et Oceana, se sont associées à une société financière, EKO Asset, pour intervenir auprès des pêcheurs. Elles disposent d’une partie des 53 millions $ attribués par la fondation Bloomberg, pour qu’elles interviennent dans ce pays ainsi qu’au Chili et aux Philippines. L’argent coule à flot pour financer les actions des ONG ; il provient des grandes entreprises, des fondations, des Etats, des organisations internationales. Cet argent permet aux ONG de mettre sous leur tutelle les organisations de pêcheurs pour faire avancer leurs objectifs. Il suffit de lire leurs programmes pour comprendre que leurs priorités ne sont pas toujours celles des pêcheurs.

Pour l’autonomie des pêcheurs

Il y a donc urgence à protéger et garantir l’autonomie des pêcheurs en leur assurant en particulier la garantie de droits fonciers collectifs. Ils doivent aussi pouvoir contrôler les règles de la commercialisation de leurs produits, ce qui implique le contrôle de la définition des normes de la certification. Quand les pêcheurs de bar de ligne créent leur propre labellisation, ils le font sur la base d’un rapport de confiance avec les consommateurs, dans la transparence. Lorsque des pêcheurs de l’île d’Yeu mettent place une AMAP poisson avec des AMAP de Nantes, ils le font sur la base d’un contrat fondé sur la transparence, il n’est pas nécessaire de recourir à une certification. Lorsque la certification est mise en place et contrôlée par des ONG, elle se fait sur la base de leurs objectifs et de leurs normes, pour contrôler l’accès au marché. Les pêcheurs perdent la maîtrise de leur destin, c’est ce qu’ont bien compris les organisations internationales de pêcheurs artisans qui refusent les certifications proposées par les ONGE.

Bars de ligne avec leur étiquette photo Alain Le Sann

Il ne s’agit pas pour autant d’idéaliser les pêcheurs. Il existe entre eux, comme dans toute communauté, des inégalités et des divergences de pratiques et d’intérêt, et il est important de défendre ceux des plus faibles. La démocratie fournit le cadre de cette défense et il faut veiller à ce que les organisations respectent ces principes. Les ONG peuvent jouer un rôle d’alerte sur des problèmes sociaux, écologiques, institutionnels, informer les consommateurs. Ce n’est pas à elles de se substituer aux pêcheurs ou à l’Etat. Ainsi les mots d’ordre de boycott sont à utiliser avec précaution, en assurant qu’ils sont validés par ceux des plus pauvres pour qu’ils puissent en tirer parti. C’est d’abord aux Etats de fixer les règles des échanges commerciaux en réaffirmant l’importance des intérêts collectifs, particulièrement ceux des plus faibles, par rapports à ceux des individus des entreprises ou des ONG, comme le rappelait la journaliste du Guardian, Felicity Lawrence.

Alain Le Sann
Février  2015.


[1] Alain Lipietz, op. Cit.


[1] Ces BINGOs sont les ONGE comme WWF, EDF (Fond pour la Défense de l’Environnement), TNC, Conservation International, OCEANA, etc, qui sont des opérateurs dans la gestion des océans. Elles sont essentiellement anglo-saxonnes.

[2] Alain Lipietz, Maria-Fernanda Espinosa. Les « Bingos », agents involontaires d’une écologie de droite internationale ? Mouvements, N°41, septembre –octobre 2005

[3] Marie-Claude Smouts. Forêts tropicales, jungle internationale, les revers d’une écopolitique mondiale. Paris, Presses de Sciences Po, 2001, 350p.

[4] Alain Le Sann. De l’homme aux bois à l’homme aux poissons : la traque des indigènes de l’hexagone. Bulletin Pêche & Développement, N° 103, septembre 2013.

[5] Edward. P. Thompson, La guerre des forêts, La Découverte, Paris, 2014, 200p.

[6] in « Chronicles of Oblivion », de Priyanjana Dutta, 25 mn, 2013

[7] Cité par Daniel Bensaïd, in Les dépossédés, Karl Marx, les voleurs de bois et le droit des pauvres, La Fabrique, 2007, 128 p.

[8] FAO, Revue des questions foncières, N°1 (2013), Numéro thématique sur les pêches.

[9] Razmig Keucheyan, La Nature est un champ de bataille, La découverte, Paris, 2014, 210p.

[10] M.- C. Smouts, op. cit. p 302.
 

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